Le Père Noël n'a pas l'esprit.

Alors qu'un jeune lutin prometteur, féru de nouvelle science, lui
expliquait les avantages de la méthode algorithmique pour, disait-il,
«optimiser» sa tournée, le Père Noël avait l'esprit ailleurs. Sa forte
main s'éleva lentement pour mettre fin à l'argumentaire sybillin du
jeune érudit. «Comment, pensait le Père Noël optimiser une tâche qu'il
n'est d'aucune façon raisonnablement envisageable d'accomplir en une
seule courte nuit et qu'il accomplissait pourtant depuis la nuit des
temps ?»

Alors que le jeune lutin remballait le dispositif de projection
lunineuse dont il s'était servi pour illustrer son enthousiaste
discours, le brave Groïmly, successeur, et sans doute fils, du vieux
Groïm qui avait si fidèlement et si patiemment secondé le Père Noël
dès l'aube des temps, entra les bras chargés de l'incommensurable
liste des distributions qu'il fallait une dernière fois réviser.

L'assistant conssciencieux du Père Noël s'installa à la table de
travail pour y déployer la liste et entamer, sans plus attendre, la
recension des points encore obscurs de la distribution; suggérant ici
et là, un correctif ou une précision. Le Père Noël ponctuait chaque
point soulevé d'un gommellement que bravement le brave Groïmly prenait
sur lui d'interpréter comme une approbation ou une opposition.

Mais la concentration du Père Noël se dissipa bientôt dans
l'énmération de tous ces noms de lieux, de cadeaux et d'enfants. Bien
que tous, ou presque, car des enfants et des cadeaux, il y en avait
toujours de nouveaux, lui fussent familiers; ou, plus exactement,
parce que tous, ou presque, lui étaient familiers, le Père Noël
marmonna pour finir que ça irait comme ça et qu'il verrait bien sur
place.

Quoique légèrement dépité, c'est avec application que le brave Groïmly
replia la longue liste pour la laisser sur le bureau du Père Noël
avant de se retirer.

Resté seul, le Père Noël voulut un instant céder à la tentation de se
glisser dans une molle et reposante torpeur. Il se secoua cependant
bientôt en se frappant les genoux de ses larges paluches. Et se levant
de son fauteuil, il proclama, on se demande bien pour qui, puisqu'il
était seul dans la pièce: «Bon, maintenant, allons voir si les rennes
sont prêts !»

Comme il se dirigeait vers l'écurie, il nota l'étrange douceur de
l'air et le teint pâle de l'atmosphère qui contrastait singulièrement
avec le froid scintillement du gel qu'il se fût attendu à trouver en
ce jour. Est-ce cette douceur de l'air ? Mais les rennes ne se
trouvaient pas à l'étable et paissaient plutôt nonchalamment alentour.

Le Père Noël dut les appeler plusieurs fois avant qu'ils ne
daignassent orienter leur déambulation vers lui. Ainsi ses rennes
aussi, d'habitude si fringants et sonnaillants à cette heure ci,
étaient tentés de se laisser aller à l'insouciant vagabondage de la
recherche d'une touffe d'herbe oubliée par l'hiver, d'un fruit
tardivement tombé que les petites bêtes avaient négligé d'entammer.

Lorsqu'ils se rassemblèrent enfin, le Père Noël, soucieux, conduisit,
en cajolant chacun, ses rennes vers le traîneau déjà chargé. Les
lutins palfreniers se hâtèrent de les atteler et les lutins fourriers
accoururent avec l'épaisse et chaude houpelande qu'ils aidèrent le
Père Noël à enfiler.

Alors qu'il s'installait sur le siège du traineau et saisissait les
rennes des rennes pour donner le départ, le Père Noël s'inquiétait de
qui, du monde ou lui, en perdait l'esprit.