Entretien avec Valérie Berthé, directrice de recherche CNRS à l'IRIF, qui a obtenu un financement pour son projet ERC Synergie

Valérie Berthé


Détrompez-vous, répondre à une demande de projet ERC n'est pas aussi rebutant que cela paraît être. C'est justement ce que Valérie Berthé, directrice de recherche à l'IRIF, traduit dans cet entretien : son plaisir de brainstormer entre chercheuses et chercheurs, à rédiger et à combiner des idées afin de créer un projet. Le message qu'elle aimerait faire passer ? Que d'autres tentent l'aventure de la bourse Synergie offerte par l'ERC. Valérie Berthé, avec deux autres PIs, travaillera sur le model checking vu d'un point de vue dynamique et arithmétique. Leur objectif principal ? Résoudre des conjectures encore irrésolues. Rencontre avec Valérie Berthé, directrice de recherche au CNRS, qui a co-obtenu un financement pour son projet ERC Synergie.

“Nous voulons utiliser les [systèmes dynamiques] pour comprendre le model checking et dans ce cadre, nous cherchons à vérifier les propriétés et les spécifications qui sont exprimées dans une certaine logique. Notre objectif est de le faire de manière automatisée. On cherche à décider si les propriétés sont vraies, ou à montrer qu'elles ont tel type de complexité dans leurs résolutions. C'est le point de vue que l'on a sur ces trajectoires de systèmes dynamiques, ce qui ne nous empêche pas, pour comprendre tout cela, d'inclure des points de vue classiques […].”


Joël Ouaknine
Florian Luca

J'avais déjà candidaté, sans succès, à une autre ERC. L'idée me trottait dans la tête de retenter un jour et lors d’une conférence, j'ai rencontré ceux qui deviendraient les trois Principal Investigators (PIs) du projet, Florian Luca et Joël Ouaknine. Nous nous sommes rendu compte que nous étudions les systèmes dynamiques de trois points de vue différents, que l'on avait beaucoup d'objets communs et que par conséquent, nos questionnements et nos regards étaient complémentaires sur ces objets.

C'est en discutant, lors de cette conférence, que l'on s'est dit que le modèle Synergie serait adapté à notre projet, qui est plutôt ambitieux. Cette ERC est collaborative, il permet donc d'avoir des expertises complémentaires, alors que les autres modèles de financement étaient centrés sur une seule personne. Chacun aurait pu développer son propre projet, avec une aide complémentaire extérieure des deux autres, mais nous voulions vraiment que notre objet d'étude,la notion de système dynamique, soit le centre de notre recherche. Il était important pour nous d'avoir un réel triangle de compétences qui s'organise autour de cet objet. Nous souhaitions également co-encadrer des doctorants, partager nos points de vues tant sur les actions que l'on va organiser, que sur les recrutements que l'on va faire. Cela permet un réel équilibre entre nos trois expertises.

Pourquoi une bourse Synergie et pas une autre ? Parce qu'elle permet un partage immédiat et fécond de nos connaissances et de nos expertises. De voir que la réflexion fuse et de voir un crépitement d'idées si rapide, comme nous l'avons vu lors de la rédaction de notre dossier de candidature, c'était magique. Réunis, nous avons un regard complet sur les différents objets que l'on étudie, nous ne manquons plus aucun point de vue, ce qui nous permet de croire que nous avons la possibilité de résoudre certaines des conjectures sur lesquelles nous travaillons.

Notre projet s'intitule : le Model checking vu d'un point de vue dynamique et arithmétique. L'objet central est la notion de systèmes dynamiques à temps discret. On applique une transformation et on veut comprendre, lorsqu'on itère cette transformation, comment les choses évoluent. On peut prendre l'exemple d'une particule dans une boîte : on se demande comment elle évolue, où est-ce qu'elle se promène dans cette boîte. Ce questionnement est un point de vue issu des mathématiques classiques (théorie ergodique) et de la physique.

Nous voulons utiliser les systèmes dynamiques pour comprendre le model checking. Dans ce cadre, nous cherchons à vérifier les propriétés et les spécifications qui sont exprimées dans une certaine logique. Notre objectif est de le faire de manière automatisée. On cherche à décider si certaines propriétés sont vraies, ou à montrer si elles ont tel type de complexité dans leurs résolutions. C'est le point de vue que l'on a sur ces trajectoires de systèmes dynamiques, ce qui ne nous empêche pas, pour comprendre tout cela, d'inclure des points de vue classiques : “combien de temps une particule passe-t-elle dans une boîte (théorie ergodique) ?” Ou même des points de vue de théorie des nombres selon la nature algébrique des paramètres du système dynamique.

Dans les grandes conjectures que l'on met en avant, nous étudierons notamment le problème de Skolem, qui a plusieurs formulations, mais que je vais aborder dans ce cadre sous le prisme de l'atteignabilité : j'ai une condition initiale, est-ce que, si j’itère mon système, je suis certaine ou non, que mon orbite ou ma trajectoire va atteindre un point donné ? C'est le type de questions que l'on se pose, qui sont très simples à formuler, mais pourtant qui sont non résolues (sauf dans de petites dimensions).

La nouveauté, c'est bien notre approche qui mélange des outils variés de mathématiques et d'informatique. Le but est d'arriver à de la vérification et à des preuves automatiques des objets considérés. Ils sont tellement simples et fondamentaux, comme par exemple une récurrence linéaire (comme la suite de Fibonacci qui est universelle et qui gouverne la dynamique de population des lapins par exemple). Ils amènent pourtant des problèmes sophistiqués à résoudre, qui sont au centre de notre étude.

Nous sommes certains d'obtenir des avancées, car nous savons que nous allons faire évoluer l'état de la connaissance en mélangeant des méthodes. Par contre, nous ne sommes pas sûrs d'arriver à résoudre certaines ou plusieurs des grandes conjectures qui sous-tendent notre projet. Néanmoins, le fait d’interagir et de confronter nos connaissances et nos points de vue fera forcément progresser notre domaine de recherche. Nous avons déjà des résultats, qui témoignent de la grande efficacité de la combinaison de nos points de vue.

On espère bien sûr pouvoir résoudre, si ce n'est toute, au moins une grande partie des conjectures que l'on présente. Nous sommes certains de pouvoir faire émerger des concepts en combinant nos points de vue. Nous voulons aussi former des jeunes autour de la capacité à manier ces divers points de vue.

Cette recherche en amont est fondamentale. Le modèle des systèmes dynamiques linéaires, qui consiste à multiplier par des matrices, est quelque chose qui est fondamental, pour des questions aussi simples que « est-ce qu'un algorithme va terminer ou une boucle va-t-elle s'arrêter ?“. En termes d'application, ce sont des questions simples, qui étonnent les chercheurs du fait qu'elles n'aient pas réussi à être résolues ; le mot ”outrageous“ est utilisé par Terence Tao pour décrire la situation : ”[…] However, the proof is non-constructive and the decidability of Skolem's problem remains open—a situation described as ‘faintly outrageous’ by Tao and a ‘mathematical embarrassment’ by Lipton.“ 1)

L'idée à travers ce projet est de s'inscrire dans un contexte de vérification aidé par ordinateur. Lors de la présentation du projet, nous nous sommes appuyés sur l'exemple d'un moteur d'avion pour comprendre si une spécification donnée sous forme de formule exprimée dans une certaine logique va être satisfaite par un certain moteur d'avion. C'est un processus automatisé, qui vérifie que les spécifications données sont réalisées ou pas. C'est dans ce cadre pratique que le projet est positionné.

Ce questionnement fait partie des problèmes majeurs que l'on espère résoudre avec cette ERC. Par rapport à cette termination des boucles, on fait face à des problèmes d'atteignabilité, particulièrement simples dans leur formulation, qu'on ne sait pourtant toujours pas résoudre ; on ne sait pas les mesurer, ni dire s'ils sont décidables ou non, et s'ils le sont, quelle est leur complexité.

Le point de vue que l'on porte sur les objets est très axé informatique théorique et mathématiques. La motivation vient, elle, des applications décrites précédemment.

Valérie Berthé, Toghrul Karimov, Florian Luca, Joël Ouaknine, Mihir Vahanwala et James Worrell

Ils amènent des motivations et des points de vue différents, par exemple lorsqu'on se pose des questions en termes de complexité. Typiquement, nous avons des conjectures qui viennent de la théorie de la transcendance, qui s'inscrivent complètement dans la théorie des nombres et qui servent de mesure de difficulté d'un problème. Les conjectures ou les théorèmes de transcendance nous servent à comparer si deux problèmes, d'un point de vue informatique, sont plus ou moins durs à résoudre. C'est un nouveau point de vue que celui d'utiliser un résultat fondamental de transcendance sur la théorie des nombres, comme un objet de mesure de complexité d’un problème issu de l’informatique.

Entre PIs, nous parlons le même vocabulaire, nous nous comprenons, car nous avons tous, plus ou moins, le même socle de connaissances en mathématiques et en informatique, ce qui fait que, lorsque nous parlons d'un résultat de transcendance, nous comprenons ce que l'on veut dire par ce théorème. Néanmoins, ce que l'on fait avec ces théorèmes est très différent selon nos backgrounds. Pour les mathématiques, cela va correspondre à affiner le théorème tandis que pour l'informatique, ce sera l'utiliser comme mesure de complexité. Ce qui fait la richesse de notre projet, c'est l'utilisation complémentaire de ces objets que l'on a en commun.

En informatique, nous nous questionnons sur l'effectivité : est-ce que l'on peut calculer telle chose ? Par exemple, à titre personnel, je m'intéresse beaucoup à l'étude arithmétique de systèmes dynamiques très simples, ce sont des translations (modulo 1). Le point de vue informatique permet de se demander s'il est possible de calculer le paramètre qui est sous-jacent. Ces notions de calculabilité et de complexité enrichissent grandement le point de vue et en retour nécessitent de nouveaux théorèmes mathématiques pour répondre à ces questions. L'informatique entraîne donc tout un renouvellement de questionnement, qui fait que l'on regarde les objets mathématiques, que l'on croyait bien maîtriser, sous un angle différent.

Les mathématiques sont, de ce point de vue, une réelle boîte à outils. Inversement, sur d'autres questions mathématiques, l'aspect informatique offre des moyens de répondre à des questions de manière automatisée. C'est le propre du model checking, que de pouvoir amener des méthodes de résolution de théorèmes totalement automatisés.

Ce va et vient entre les sciences qui travaillent respectivement l'une pour l'autre, correspond complètement à l'idée de synergie et de collaboration de cette ERC.

Prouver quelque chose, lorsque l'on vient de domaines différents, prend effectivement du temps. Les idées que nous avons eues lors de notre brainstorming sont venues rapidement. Les prouver est bien plus long et complexe. Il faut passer du temps à développer les aspects mathématiques et informatiques correspondants. Il faut mêler nos expertises et c'est cela qui demande de la patiente, d'où l'avantage d'avoir des doctorants (j'ai eu la chance de rencontrer cette année les doctorants et post-doctorants de Joël), qui, chacun, ont une expertise très solide dans leurs domaines et qui font un peu l'intermédiaire entre nos compétences. Il faut également être capable de s'adapter pour comprendre le vocabulaire de l'autre, ainsi que de s'expliquer les choses.
Mon expérience mathématiques et informatiques m'a obligée à apprendre à m'ouvrir thématiquement. Joël Ouaknine est plus spécialisé en informatique, mais il maîtrise également la théorie des nombres, qu'il utilise dans sa recherche, ainsi que la géométrie algébrique. Florian, lui, est spécialisé en mathématiques. Et personnellement, je suis déjà entre les deux au niveau de ma recherche. J'interviens également au niveau du CNRS, que ce soit en maths ou en info. J'ai donc pris l'habitude de parler le plus de langages possibles.

Concernant la rupture, c'est tout d'abord le fait de combiner un spectre de connaissances vaste. Nous sommes partis d'une intuition, corroborée par des publications, que ces domaines peuvent se parler et qu'ils ont quelque chose à dire sur les problèmes et les conjectures que l'on essaie de résoudre. Ce projet fait aussi rupture au niveau du spectre de méthodes employées et de nos divers regards combinés.

Pour ce qui est de l'excellence, nous avons chacun notre expertise dans nos domaines respectifs, ajouté au fait que nous avons su montrer notre goût et l'intérêt de regarder ce qui se faire ailleurs, et par conséquent, d'étendre notre palette de compétences.

D'habitude, dans notre pratique, nous ne sommes pas forcément dans une hyper-spécialisation. Dans ma vision personnelle de la recherche, j'ai toujours cherché à regarder ce qui se passe à droite et à gauche, en termes de méthodes, de motivations et de problèmes. C'est donc typiquement un cadre dans lequel cette envie d'aller voir ce qu'il se passe à côté est fécond.

Vous allez devoir constituer une équipe. Au total, vous souhaitez recruter 30 post-docs et 8 doctorants : peux-tu nous expliquer comment vous souhaitez procéder et avec quels profils ? Comment manage-t-on un aussi grand nombre d’étudiants ?

Comme un projet ERC s'étale sur 6 ans, nous aurons donc 5 post-doctorants par an. Nous espérons garder certains post-doctorants sur une longue période, d'abord parce que c'est plus satisfaisant pour eux, mais aussi pour le projet et parce que cela nous permettra de créer une expertise. Tous ne travailleront pas sur les mêmes projets : comme nous avons trois expertises, nous n'arriverons pas à chaque fois à avoir des post-doctorants spécialisés dans ces trois domaines. Nous allons donc les associer par expertise. Ils seront sur deux sites, en France, à l'IRIF et en Allemagne (deux des PIs y travaillent). Pour ce qui est des doctorants, nous ferons des co-encadrements. Et les post-docs devront activement interagir sur les deux sites et sur nos trois compétences.

Les ERC Synergies, c'est effectivement le triple d’une équipe classique. C'est un challenge organisationnel important, mais nous avons déjà des pistes d'organisation concrètes pour coordonner l'information.

Nous planifierons en particulier régulièrement des évènements scientifiques comme des conférences et des ateliers. Grâce au financement Synergie, nous avons désormais la possibilité d'inviter et de faire se réunir des chercheurs. Avec mon expérience, j'ai une bonne connaissance des chercheuses et chercheurs et donc je sais que de certaines rencontres naîtront des interactions plus que fructueuses.

À travers nos activités d'enseignement, nous avons accès à des réseaux d'étudiants en master, par exemple au sein du MPRI, ce qui nous permettra de les repérer et de les recruter. Nous avons également une connaissance internationale qui nous permet de savoir ce qui se passe autour de nos collègues. Nous avons donc déjà en tête des post-docs que l'on aimerait idéalement recruter et quelques noms pour composer une équipe de rêve, que nous avons déjà hâte de contacter et d'embaucher. Le fait de connaître les jeunes qui sont actuellement formés, nous permettra aussi de pouvoir les attirer sur des bourses de thèses. Nous avons aussi l'impression que ce sujet à la frontière maths-info peut attirer des jeunes, parce que cela permet d'avoir un regard sur les mathématiques plus effectif, peut-être plus concret, et en même temps de toucher des domaines comme la théorie des nombres, qui souvent, attire nos jeunes en informatique.

Dans le cadre de l'ERC, l'idée est plutôt de travailler avec des personnes spécifiques. Pour compléter notre équipe, nous avons nommé six collaborateurs/experts, qui balaient des champs assez vastes.
Nous avons par exemple Jörg Thuswaldner, un collègue autrichien, avec qui je collabore déjà à l'IRIF avec Wolfgang Steiner. Nous portons une ANR ensemble, notre collaboration est donc solidement installée depuis plusieurs années. Nous avons également des collègues comme Antoine Joux, Laurent Bartholdi, Yuri Bilu, James Worrell et Laura de Marco. Nous avons choisi six compétences qui étofferont encore plus notre spectre. Nous voulons également travailler avec eux pour trouver des doctorants et des post-doctorants. Nous espérons également co-encadrer avec eux les thésards, pour les impliquer dans cette recherche. La challenge du projet est vraiment ce spectre : Laura DeMarco étudie les systèmes dynamiques d'un point de vue très algébrique, Antoine Joux, lui, travaille sur la cryptographie tandis que Laurent Bartholdi s'intéresse quant à lui à la théorie des groupes. On a réussi à construire ce dont on rêvait : notre Dream Team !

J'ai commencé le début de ma carrière en m'intéressant à la théorie des nombres en mathématiques, mais dès le début, il y avait déjà des aspects automates, donc en informatique fondamentale, qui étaient présents dans mon sujet de recherche. J'ai donc tout de suite développé un lien entre les mathématiques et l'informatique, qui a finalement toujours existé dans ma recherche. Pour des hasards de mutation et de choix divers, je me suis retrouvée dans un laboratoire d'informatique à Montpellier, grâce à l'accueil de Michel Habib, que je ne remercierai jamais assez. Ça m'a ouvert un immense champ applicatif et c'est là que j'ai découvert que je pouvais revisiter les objets que je croyais connaître sous l'angle informatique effectif. A partir de ce moment-là, j'ai décidé de garder cette curiosité, même dans la partie la plus mathématique de ma recherche en systèmes dynamiques.

Je suivais les travaux de mes deux collègues PI avec beaucoup d'intérêt, sans penser à collaborer de manière concrète avec eux, même dans d'autres directions passionnantes. Un de mes doctorants, Boris Adamczewski, a eu un résultat remarqué en transcendance, en collaboration avec Florian Luca. Concernant Joël Ouaknine, ses premiers résultats sur les récurrences linéaires ont beaucoup intéressé la communauté. Je suivais leurs réalisations respectives depuis plusieurs années et c’est à l'occasion de cette conférence, qui nous a permis de discuter ensemble, qu'on s'est rendu compte que l’on regardait les mêmes objets différemment, et que l'on s'est mis à penser à travailler ensemble. On s'est dit qu'il fallait tenter et commencer à brainstormer, pour voir ce que l'on pouvait faire de ces points de vus combinés ; l'écriture de l'ERC a été le prétexte de cette réflexion. Nous avons passé des heures sur le tableau de mon bureau à l'IRIF, à mettre des couleurs dans tous les sens et cela a été très fécond !


1)
Cette citation est issue du site d'Oxford : https://www.cs.ox.ac.uk/seminars/2175.html.