Amoureux des maths, tête en l'air et farfelu, son destin était tout tracé : enfant déjà, sa mère avait professé qu'il serait chercheur puisqu'il passait le clair de son temps à chercher ses affaires qu'il avait perdues dans des endroits improbables. Échanger avec Vincent sera l'opportunité de profiter de son humour, qu'il décrit, à tort, comme “plus quantitatif que qualitatif”. Rencontre avec Vincent Jugé qui vient de rejoindre l'IRIF en tant que maître de conférence.

“Il y a tout de même quelque chose qui est persistant dans tous mes travaux de recherche, même si ça n'apparaît pas directement dans l'objet de recherche que je veux faire : de manière générale, dès lors que je travaille sur un problème, j'aime essayer de le programmer, d'avoir un algorithme qui va me donner des résultats tangibles.” Vincent Jugé, maître de conférence | Pôle Algorithmes et structures discrètes - Équipe Combinatoire.

Parlez-nous de votre parcours. Avez-vous rencontré des difficultés ?

Petit, j'aimais déjà beaucoup les maths, c'est notamment pour cela que j'ai décidé d'en faire. Puis, je me suis rendu compte que les branches des mathématiques que je préférais étaient celles en rapport avec les mathématiques discrètes, essentiellement le genre de sujets que l'on peut voir à l'IRIF. J'aime tout ce qui est à l'interface entre les maths et l'informatique. Je me perçois comme un mathématicien mais j'aime bien que les objets soient effectifs, que l'on puisse les construire. Dans mon parcours, j'ai fait une école d'ingénieur, Polytechnique, puis j'ai fait un détour par une formation administrative à l'École des Mines pendant 3 ans. Je ne savais pas ce que c'était et comme ça n'avait pas d'impact négatif sur ma carrière de chercheur, j'ai pu découvrir de nombreux sujets, même si ce n'était pas ce que je voulais faire. J'ai enfin fait ma thèse, que j'ai adoré faire, au LIAFA [aujourd'hui l'IRIF], en 2016.

Pour mon post-doctorat, je m'étais mis une contrainte, ne pas quitter l'Île-de-France pour raison familiale, ce qui a rendu ma recherche plus compliquée. Les choix sont par conséquent réduits, de nombreuses possibilités se ferment ce qui a rendu la situation un peu angoissante. Je suis très content cette année parce que j'ai beaucoup plus de temps pour faire de la recherche que d'habitude, sans la charge des enseignements et de l'encadrement, qui même si elle est utile et intéressante, est aussi très chronophage.

En quoi consiste votre travail de recherche ?

Voilà comment je fonctionne en recherche : je vais voir des exposés, je discute avec des collègues, et dès que je rencontre un problème qui a l'air intéressant, je me dis “ah, j'aimerais bien bosser là-dessus !”. C'est vraiment comme ça que je marche. Il y a un réel point commun entre les différents problèmes sur lesquels je travaille qui est la dimension soit algorithmique soit combinatoire. La dimension algorithmique, c'est lorsque l'on a un problème et que l'on aimerait bien trouver un algorithme qui va être efficace dans un certain contexte. Alors que la dimension combinatoire, c'est se rendre compte qu'il y a des outils qui servent au comptage d'objets, que l'on connaît et que l'on peut appliquer à son problème. J'ai travaillé sur un sujet qui rejoignait ces deux problèmes-là : je faisais une étude d'un algorithme dans un cadre probabiliste avec d'une part l'étude de l'algorithme lui-même et d'autre part, de manière plus pratique, l'utilisation d'une suite standard comme la chaîne de Markov pour manipuler des probabilités, ce qui faisait le lien entre les deux mondes.

Mes sujets sont liés par l'algorithmique et la combinatoire des mots. C'est toujours prégnant dans mon travail. J'ai des collègues qui travaillent sur les graphes, et même si je sais ce que c'est, ce n'est pas vraiment mon domaine. Je représente les objets par des mots. Actuellement, je travaille avec Samy Abbes, on se demande comment trouver le cadre adéquat pour munir de probabilités les exécutions d'un système parallèle (qui permet de faire se dérouler simultanément plusieurs opérations, en différents lieux, sans qu'il y ait d’ordonnancement entre elles). En pratique, à chaque fois que l'on veut représenter une suite d'opérations, ce sera vu comme un mot, c'est-à-dire un ordonnancement spécifique de ces opérations. De même, plusieurs algorithmes sur lesquels j'ai travaillé étaient, par exemple, des algorithmes de tri, qui consistent à trier des lettres par ordre croissant simplement en les échangeant entre elles. Dans chaque cas, il y a un lien unidimensionnel entre les différentes composantes des objets que j'étudie : même si ce n'est pas le même objet, ce lien-là reste présent dans la grande majorité des projets que j'ai fait depuis cinq ou six ans.

D’où vient votre passion pour ce domaine ?

J'avais fait un concours de maths, les Olympiades, en classe de 1ère, et ayant eu un bon résultat, on m'a proposé de faire un stage pendant les grandes vacances, que j'ai adoré. L'idée était de préparer les participants aux Olympiades internationales. C'est pendant ce stage que je me suis rendu compte que j'aimais vraiment beaucoup les maths. Je l'avais fait pour gagner un voyage au Japon, que je n'ai pas remporté, mais je me suis rendu compte que j'étais plutôt fort en maths, que j'adorais ça et que c'était bien plus intéressant que ce qu'on voyait à l'école. Pendant le stage, on nous proposait des problèmes qui étaient parfois trop durs, ce qui pouvait être frustrant au début, mais qui nous demandait d'être inventifs et c'est ce que j'ai adoré. Ce qui m'a donné le goût des maths, même si cela demande une grande rigueur, c'est notamment que quand on dit que quelque chose est prouvé et vrai, c'est que ça l'est et ce n'est pas juste un “feeling”. Mais une fois que l'on a un postulat, il faut être inventif, pour pouvoir répondre à des problèmes que l'on ne va pas pouvoir résoudre de manière mécanique. Si on peut le faire de cette manière, c'est bien d'actionner le mécanisme, mais ce n'est pas très intéressant. C'est vraiment ce qui m'a donné la passion pour ce que je fais aujourd'hui, scientifiquement. Et comme il y avait un gros objectif, les Olympiades internationales, j'ai beaucoup travaillé et j'ai par conséquent progressé.

Mes parents ont bien sûr encouragés mon intérêt pour les maths. Je me souviens, quand j'étais en CP/CE1, je lisais un livre qui s’appelait “La Fête des petits matheux” et dedans, il y avait différents chapitres avec différentes histoires. Je m'en souviens d'une, je devais avoir 6 ou 7 ans, qui parlait de la base 2. Un jour, j'ai dit “c'est beaucoup mieux que la base 10, parce que les tables de multiplications c'est tellement plus simple”, alors que je n'étais qu'en primaire. Mais c'était marqué dans le livre, il y avait des exemples et déjà la dimension algorithmique. Dès lors que tu comprends le mécanisme des opérations, tu les reproduis, légèrement différemment, mais c'est le même principe, et ça je l'avais manifestement compris à 6 ans.

Qu’est-ce que vous espérez développer à l’IRIF ?

Un de mes objectifs tangibles que j'ai à l'IRIF, c'est de faire mon HDR [Habilitation à diriger des recherches], ce qui implique, entre autres, de prendre du recul sur la recherche que je mène. Cela me permettra de lui donner une unité et une direction, et par la suite un sens, plutôt que ce soit juste une collection de problèmes épars qui sont tous individuellement intéressants mais non liés.

A l'IRIF, je discute avec les autres chercheurs, je vais aux différents séminaires des différents groupes et j'essaie de voir les liens qu'il peut y avoir avec ce que je fais pour pouvoir replacer mon travail dans un contexte plus général.

Il y a tout de même quelque chose qui est persistant dans tous mes travaux de recherche, même si ça n'apparaît pas directement dans l'objet de recherche que je veux faire : de manière générale, dès lors que je travaille sur un problème, j'aime essayer de le programmer, d'avoir un algorithme qui va me donner des résultats tangibles. La dimension algorithmique est évidente quand j'étudie un algorithme, mais elle est aussi présente lorsque je travaille sur des problèmes de nature plus combinatoire, car c'est elle qui permet d'essayer de contrôler la dynamique des systèmes que j'étudie. Notamment, à chaque fois que j'ai un problème, assez vite, je commence par le programmer pour savoir ce qu'il se passe sur les 100 000 premiers cas. J'applique à chaque fois que je le peux cette approche, et c'est d'ailleurs ce que j'avais dit lorsque j'ai été recruté, j'aime quand un algorithme marche rapidement.

Quelles seraient les prochaines étapes de votre aventure professionnelle ?

L'HDR d'abord et après ça dépend. Il y a les étapes prévisibles à court et moyen terme. Plus loin ce n'est pas forcément très facile de se projeter. Fondamentalement, je suis heureux de ce que je fais dans la vie aujourd'hui et ça me suffit. Sur le moyen terme, l'HDR est pour moi une étape logique dans la vie d'un chercheur et par conséquent, je postulerai comme professeur, je ne sais pas encore où.

Sinon, ce que je trouve incroyable et à quoi j'aspire, c'est que mes collègues réussissent toujours à trouver des problèmes qui sont à la fois accessibles et intéressants. Comme nous en avons précédemment parlé, à part le fait que des collègues me proposent des sujets, la manière dont je procède est que je lis des articles et je vois s'il y a à la fin des questions ouvertes qui m'intéressent. Parfois ça marche et d'autres fois pas du tout, ce qui est normal, mais c'est à chaque fois une surprise. À caractère plus anecdotique, j'ai un étudiant qui m'a contacté il y a quelques années et qui m'a dit qu'il souhaitait faire un stage avec moi. Je devais donc trouver un sujet pertinent, j'en ai discuté avec mes collègues et parmi tous les jeunes chercheurs, personne n'avait d'idées excepté le chef du groupe, qui aurait préféré que ça vienne de nous et que nous prenions en main l'élève, qui avait beaucoup d'idées. Pour lui, c'était très naturel d'en proposer aussi facilement. Et j'espère vraiment arriver un jour à proposer des problèmes aussi facilement, qui ont un sens, grâce à mon expérience.

Avez-vous une anecdote professionnelle (ou personnelle) à partager ?

Quand j'étais en thèse, mon directeur m'avait donné un problème qui était vraiment difficile. Pendant des mois, je cherchais, j'avais des idées qui n'étaient pas inintéressantes, mais qui ne fonctionnaient pas, il y avait à chaque fois un écueil différent. C'était la première fois que j'avais une expérience comme celle-là et au bout d'un moment, même si cela fait partie du travail de recherche, c'est devenu frustrant. J'avais cependant eu l'idée saugrenue de documenter toutes les approches que j'avais eues, avec au début pourquoi elles marchaient puis pourquoi finalement elles ne fonctionnaient pas. J'ai fini par passer à d'autres problèmes, celui-là se tarissait, je n'avais plus la flamme pour lui donner autant d'énergie.

Environ un an et demi plus tard, on décide d'aller voir un collègue étranger de passage en France, à Caen, pour discuter avec lui. La semaine précédent notre voyage, j'ai passé en revue l'intégralité du document de 15 pages, pour avoir de la matière à discuter avec ce collègue. Dans le train, je raconte les différentes approches que j'avais tentées à mon directeur de thèse, et, arrivé à la 8ème, je dis “alors celle-là, elle ne marche pas parce que…” et la raison pour laquelle elle ne fonctionnait pas était fausse. Arrivé à Caen, on a donc parlé d'un autre problème puisque le mien avait été résolu pendant le trajet. J'ai trouvé ça génial dans le sens où le problème était difficile, j'avais réussi à le mettre de côté, mais juste le fait de le regarder avec un œil neuf m'a beaucoup aidé, alors qu'à priori, j'étais plus ignorant du problème que lorsque je l'étudiais. C'est pourquoi j'ai recommandé à mon étudiant en thèse de noter toutes les idées qu'il a parce que sinon tu les perds. Même si documenter prend du temps et que c'est fastidieux, c'est néanmoins important pour le travail de recherche.

As-tu une passion ?

J'adore chanter. Je chante dans un chœur de comédie musicale. Initialement, j'ai une formation en musique classique, j'ai fait du chant lyrique pendant 10 ans. Je me suis tout de même rendu compte que j'allais faire informaticien professionnel plutôt que chanteur professionnel. Dans le chœur où j'étais, certains ont décidé d'arrêter leurs carrières pour continuer dans la musique mais ça demandait trop de sacrifices de mon point de vue. J'adore ça, mais ça reste un loisir.

La comédie musicale est un nouveau genre pour moi, je n'y connais pas grand-chose contrairement à la musique classique que j'ai beaucoup plus pratiquée. J'aime le fait que les deux se nourrissent mutuellement dans le sens où avec la comédie musicale, on est obligé de surinterpréter les propos que le personnage que l'on incarne tient, sinon le public ne comprendra pas. En musique classique, j'ai toujours beaucoup plus été sur ma réserve du point de vue de l'expression. La comédie musicale m'a tellement aidé à mieux chanter en classique, c'est incroyable ! Maintenant, quand je chante, je sais que j'incarne un personnage qui pense ce qu'il chante. C'est d'ailleurs indispensable. Et ça rend beaucoup plus agréable l'incarnation, et c'était également plus agréable pour les personnes avec qui je chantais.

Je fais de la comédie musicale de manière régulière, depuis 6 ans, et de temps en temps du classique. J'ai d'abord commencé par du piano, pendant 15 ans, puis du chant lyrique pendant 10 ans.

BIOGRAPHIE EXPRESS


2023 : Maître de conférence à l'IRIF
2017-2023 : Maitre de conférence Université Gustav Eiffel LIGM
2016-2017 : Post-doctorat LSV à l'époque à l'ENS Cachan aujourd'hui LMF Paris Saclay
2012-2016 : Thèse au Liafa (devenu l'IRIF)