Baptiste Louf est lauréat 2021 d’un prix solennel de thèse de la Chancellerie des Universités de Paris dans la catégorie prix en sciences « toutes spécialités ». Chaque année depuis 30 ans, la Chancellerie des Universités de Paris récompense plusieurs thèses dans toutes les disciplines scientifiques (cette année, dix thèses dans la catégorie « sciences toutes spécialités »). Rencontre avec cet ancien doctorant de l’IRIF.


© Chancellerie des Universités. Les lauréats et lauréates d’Université Paris Cité entourées par Cécile Badoual, vice-présidente formation et Christophe Kerrero, recteur de la région académique Île-de-France, chancelier des universités, recteur de l’académie de Paris. Baptiste Louf : deuxième à gauche.



Peux-tu te présenter succinctement ?

Je m’appelle Baptiste Louf, je suis actuellement en post-doc dans l’équipe Probabilité et Combinatoires à l’Université Uppsala en Suède. Ma recherche porte sur les cartes combinatoires, qui sont des modèles de surfaces discrètes. Après le bac, j’ai étudié en classe préparatoire à Paris Louis Le Grand (2011-2013) puis l’École Polytechnique à Palaiseau (2013-2016). En 2016-2017 j’ai étudié au Master Parisien de Recherche en Informatique (MPRI) à Paris Diderot. De septembre 2017 à fin juin 2020, j’ai effectué mon doctorat à l’Institut de Recherche en Informatique Fondamentale (IRIF) dans l’équipe Combinatoire sous la direction de Guillaume Chapuy.

Qu’est-ce qui t’a amené à faire de la recherche ?

Depuis le lycée, où j’ai participé à des concours type olympiades, j’ai toujours été assez proche de la recherche. C’est un milieu qui m’a toujours attiré et effrayé à la fois : c’est un métier très prenant, et parfois difficile, notamment pour obtenir un poste permanent. Aujourd’hui, malgré mes hésitations initiales, je ne regrette pas d’avoir choisi de me lancer dans la recherche. C’est une occupation dans laquelle je m’épanouis professionnellement et intellectuellement.

Peux-tu nous en dire davantage sur ton passage à l’IRIF ?

De septembre 2017 à fin juin 2020, j’ai effectué mon doctorat à l’IRIF dans l’équipe Combinatoire sous la direction de Guillaume Chapuy. Les membres de cette équipe s'intéressent aux structures combinatoires issues de problèmes informatique, mathématique et/ou physique. L'équipe s'est spécialisée sur les objets tels que les partitions d'entiers, les permutations, les arbres, les cartes, les graphes et les polyominos. Sur ces thèmes, l'approche énumérative est privilégiée tout en sachant que les membres de l'équipe ont des interactions avec la théorie des nombres, la physique combinatoire et les probabilités.
Le début de ma thèse a été très impressionnant : d’un seul coup j’ai découvert toute l’étendue des choses que je ne savais pas, alors que les « adultes » autour de moi avaient l’air de très bien maîtriser leur sujet. Guillaume Chapuy, mon directeur de thèse, a été d’un très bon conseil non seulement dans la recherche elle-même, mais aussi dans toutes les démarches connexes. Il m’a consacré beaucoup de temps pour parler de ma recherche, il m’a aidé pour la rédaction, me suggérait des conférences auxquelles participer, m’encourageait à discuter avec d’autres chercheurs, etc. …

Peux-tu nous en dire plus sur ta thèse ?

Dans ma thèse, je m’intéresse aux cartes combinatoires. Les cartes combinatoires, ce sont des surfaces discrètes (par opposition à surfaces continues) fabriquées en recollant des polygones ensemble. En géométrie des surfaces, on peut classifier les surfaces selon leur topologie, au sens où on considère que deux surfaces sont équivalentes si on peut déformer l’une en l’autre. Par exemple, une tasse est la même chose qu’un donut selon ce point de vue. Une surface donnée est déterminée par un unique nombre entier, son genre, c’est-à dire son nombre d’anses (ou, plus improprement, de « trous »). La sphère est donc la surface de genre 0, le tore est de genre 1, etc.

Dans l’étude des cartes en général et particulièrement dans ma thèse, le genre est un paramètre important, on cherche à comprendre comment la topologie influe sur les propriétés des cartes. Pour cette thèse, je me suis principalement intéressé aux cartes en tout genre, sous différents angles. La première partie consiste à étudier les cartes en lien avec la hiérarchie KP, et la deuxième partie consiste à étudier les propriétés géométriques locales des grandes cartes aléatoires en « grand genre » (en utilisant notamment les résultats de la première partie).

Que sont les cartes combinatoires ? A quoi servent-elles ?

Une carte combinatoire, c’est une surface construite en recollant des polygones ensemble. Si on regarde un ballon de foot classique noir et blanc, on se rend compte que finalement, c’est juste une sphère avec des hexagones et pentagones collés ensemble : c’est un exemple de carte combinatoire ! On peut envisager les cartes comme des approximations de surfaces continues. Par exemple un personnage de jeu vidéo (ou plus généralement tous les objets au format STL), si on zoome suffisamment, on voit qu’il s’agit d’une surface formée de plein de petits triangles, mais qui donne une apparence lisse si on dézoome. En informatique, les cartes combinatoires permettent d’encoder des surfaces de manière efficace. En physique, elles permettent de définir certaines théories de manière rigoureuse.

Dans ta thèse, tu évoques trois approches : l’approche algébrique, l’approche probabiliste et l’approche bijective. Peux-tu nous en dire davantage sur ces approches ?

Les cartes sont des objets très riches que l’on peut étudier de plein de manières différentes, en connexion avec divers champs de la recherche fondamentale, et surtout en utilisant des outils et méthodes de nature très variées. Dans ma thèse, j’ai essayé de les étudier sous plusieurs angles à la fois.

Premier angle, l’approche bijective. L’étude bijective des cartes consiste à essayer de mettre les cartes en correspondance explicite avec d’autres objets plus simples. Cette étude se base souvent sur des décompositions de type algorithmique. Le but de cette approche est de comprendre la structure interne, de disséquer ces objets, d’en faire leur anatomie.

L’approche probabiliste quant à elle s’interroge sur les propriétés typiques d’une carte prise au hasard. Pour faire un parallèle avec le monde réel, on peut faire des statistiques sur la couleur des yeux des êtres humains, de même on peut faire des statistiques sur certaines propriétés géométriques des cartes.

Finalement, l’approche algébrique s’inscrit quant à elle plutôt dans la question énumérative. Dans cette approche, on cherche à compter les cartes. Ce serait par exemple l’équivalent du recensement de la population : compter combien nous sommes. Pour cela, deux méthodes existent pour compter : la méthode analytique, plus classique, (très bien développée notamment en France grâce à Philippe Flajolet et ses successeurs), ou la méthode algébrique. La méthode algébrique consiste à relier les cartes à des objets très classiques : les permutations, et à les compter grâce à des outils algébriques comme la théorie des représentations. Dans ma thèse, je me suis intéressé aux cartes par ces trois approches. Ce ne sont pas des approches mutuellement exclusives, au contraire, de nombreux résultats ne seraient pas atteignables sans une combinaison d’outils différents.

Parmi les termes clés évoqués dans ta thèse, tu mentionnes la hiérarchie KP. De quoi s’agit-il ?

La hiérarchie KP a été introduite originellement en physique mathématique afin d’étudier les propriétés d’une équation qui décrit le mouvement des vagues en eau peu profonde, l’équation de Kadomtsev-Petviashvilii. De manière très surprenante, il se trouve que la hiérarchie KP permet d’énumérer (de compter) les cartes en tout genre. On peut par exemple demander combien il existe de cartes de genre 3 formées avec 20 triangles. Mais il reste de nombreuses choses à découvrir à propos du lien entre hiérarchie KP et cartes. Dans ma thèse, j’ai apporté ma petite contribution à cet effort, sous l’angle algébrique et sous l’angle bijectif évoqués plus haut.

Un autre terme clé mentionné dans ta recherche : les limites locales des cartes. De quoi s’agit-il ?

Les limites locales de cartes s’inscrivent principalement dans l’approche probabiliste, qui consiste à étudier les propriétés géométriques locales des grandes cartes aléatoires. La question que l’on se pose est, informellement, « à quoi ressemble une grande carte prise au hasard ? ». C’est une question qui a été très bien étudiée dans le cas des cartes de la sphère (en genre 0 donc), mais on sait encore peu de choses quand la carte est à la fois de très grand taille et de très grand genre. Plus rigoureusement, on cherche à comprendre une certaine « limite » de nos cartes quand la taille et le genre tendent vers l’infini. Nous avons étudié la limite locale, qui consiste à décrire le comportement de la carte au voisinage immédiat d’un point donné.

Au-delà de cette thèse, qu’est-ce qu’il y a ?

Il reste encore beaucoup de questions ouvertes, à la fois en lien avec la hiérarchie KP, ou sur les cartes de grand genre. Une direction particulièrement intéressante serait d'étendre ces travaux à d’autres modèles de géométrie des surfaces, au-delà des cartes. En particulier, on a récemment découvert une coïncidence surprenante avec un modèle de surfaces hyperboliques étudiées par Maryam Mirzakhani, et je suis très curieux de découvrir ce qui se cache derrière tout ça !